Par Alioune Dieng – Canal Banlieue
Dakar, 23 avril 2025 – C’est une décision qui fera date dans l’histoire politique et juridique du Sénégal. Ce mercredi, le Conseil constitutionnel a invalidé la loi interprétative adoptée par l’Assemblée nationale le 2 avril dernier, relative à l’amnistie des faits survenus entre 2021 et 2024. Cette décision marque un tournant juridique majeur et ravive les tensions politiques autour des questions de justice transitionnelle, de mémoire collective et d’impunité.
Une loi jugée contraire à la Constitution
Dans son arrêt, le Conseil constitutionnel a estimé que la loi interprétative votée par la majorité parlementaire, censée élargir la portée de la loi d’amnistie en y incluant des faits potentiellement qualifiables de crimes graves, va à l’encontre de plusieurs principes fondamentaux consacrés par la Constitution sénégalaise.
Le Conseil s’est notamment appuyé sur l’article 98 de la Constitution qui garantit la hiérarchie des normes et la prééminence des engagements internationaux du Sénégal. En particulier, il a rappelé que le Sénégal est partie au Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale (CPI), lequel interdit l’amnistie pour les crimes imprescriptibles tels que les crimes contre l’humanité, la torture ou les traitements cruels, inhumains et dégradants.
Le principe de non-rétroactivité et le droit des victimes
Le Conseil constitutionnel a également invoqué le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères ou d’amnistie, protégé par les conventions internationales des droits humains et repris dans la jurisprudence constante du Conseil. L’interprétation rétroactive d’une loi d’amnistie, de surcroît par voie d’interprétation parlementaire, a été jugée attentatoire à la séparation des pouvoirs et au droit des victimes à un recours effectif.
En invalidant cette loi, le Conseil reconnaît implicitement la possibilité pour les victimes ou leurs ayants droit de poursuivre en justice les auteurs présumés de crimes graves, y compris dans les cas où les faits auraient été couverts par la loi d’amnistie initiale.
Des réactions politiques tranchées
La décision du Conseil constitutionnel n’a pas tardé à faire réagir les différents camps politiques. Du côté de l’opposition, le groupe parlementaire Pastef – Les Patriotes s’est félicité de cette « victoire du droit sur l’arbitraire ». Dans un communiqué, les députés patriotes estiment que « la justice est ainsi rétablie dans sa souveraineté, au bénéfice des victimes et du peuple sénégalais. »
À l’inverse, le groupe parlementaire Takku Wallu Sénégal a dénoncé « l’amateurisme législatif de la majorité », tandis que l’Alliance Pour la République (APR) a salué un « rappel sévère à l’ordre constitutionnel », appelant à « un sursaut démocratique face aux dérives autoritaires du régime actuel. »
La réaction d’Ousmane Sonko : une mise au point politique
Premier ministre et leader de Pastef, Ousmane Sonko a également pris la parole quelques heures après la publication de la décision. Dans une déclaration relayée sur ses réseaux sociaux, il a salué le rôle du Conseil constitutionnel tout en dénonçant ce qu’il qualifie de « récupération politique éhontée » de la part de certains opposants.
« Cette décision confirme que les crimes graves tels que les assassinats ou actes de torture ne sauraient être amnistiés, ce qui était déjà prévu dans notre démarche législative », a déclaré Sonko. Il a tenu à rappeler que l’ordonnance de non-lieu prononcée le 27 janvier 2025 dans les dossiers judiciaires le concernant, ainsi que le président Bassirou Diomaye Faye, reste en vigueur. Il considère que cette décision constitutionnelle ne remet nullement en cause la légitimité de cette ordonnance judiciaire.
Une jurisprudence protectrice des droits humains
Cette décision renforce la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de protection des droits fondamentaux, de respect de l’État de droit et de souveraineté des institutions. Elle pourrait aussi inspirer de futures décisions en Afrique, où les lois d’amnistie sont souvent utilisées comme outils de pacification politique, parfois au mépris du droit des victimes à la vérité, à la justice et à la réparation.
Pour les observateurs, elle remet en lumière l’urgence d’un débat national sur les mécanismes de justice transitionnelle adaptés au contexte sénégalais, dans le respect des normes internationales et des valeurs républicaines.
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